ENTRETIEN EXCLUSIF – Abdelmadjid Tebboune a accordé au Figaro sa toute première interview. Il dévoile sa feuille de route pour sortir de la profonde crise qui secoue le pays depuis un an.
Par Thierry Portes et Mélanie Matarese
Publié dans l’édition du 20.02.2020
«Je suis décidé à aller loin dans le changement radical pour rompre avec les mauvaises pratiques, moraliser la vie politique, et changer de mode de gouvernance», explique le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, mardi, à Alger.
Farouk Batiche pour Le Figaro, propos recueillis à Alger
Le président algérien a accordé, en exclusivité au Figaro, son premier entretien depuis son entrée en fonction le 19 décembre.
Il y a un an, le Hirak, un mouvement de protestation inédit, a poussé l’armée à demander la démission d’Abdelaziz Bouteflika. Malgré vos propositions de dialogue, les manifestations se poursuivent. Comment instaurer un apaisement durable?
Bien qu’il y ait encore, tous les vendredis, une présence citoyenne dans la rue, les choses commencent à s’apaiser. De nombreux Algériens ont compris qu’on ne peut pas réformer, réparer, restaurer ce qui a été détruit pendant une décennie en deux mois. J’ai prêté serment le 19 décembre! Mais, j’accepte qu’on me demande d’aller plus vite, cela prouve que les gens ont l’espoir de changement. Le Hirak a obtenu pratiquement tout ce qu’il voulait: il n’y a pas eu de cinquième mandat, ni de prolongation du quatrième mandat, puis le président a démissionné. Les têtes les plus visibles de l’ancien système sont également parties, et la lutte a été engagée contre ceux qui ont mis l’économie à genoux. Reste les réformes politiques, j’en ai fait ma priorité, et je suis décidé à aller loin dans le changement radical pour rompre avec les mauvaises pratiques, moraliser la vie politique, et changer de mode de gouvernance.
Vous parlez de la révision de la constitution
C’est la priorité des priorités. J’ai donné à des spécialistes des orientations et formulé des limites, celles qui touchent notamment à l’identité nationale et à l’unité nationale. Tout le reste est négociable. Un premier document va être remis à près de 600 partis, associations, syndicats, corporations, etc. Ils auront un mois pour en débattre librement, et il reviendra ensuite vers le comité de rédaction. La mouture finale sera soumise aux deux chambres du Parlement, puis à un référendum populaire. Ce dernier est déterminant pour obtenir une Constitution de consensus, car je ne veux pas imprimer ma propre vision au changement constitutionnel. Nous aurons notre Constitution au plus tard d’ici le début de l’été, et nous ferons en sorte que le référendum se tienne le plus tôt possible.
Le deuxième chantier sera celui de la loi électorale, qui est censée parfaire nos institutions élues. Le nouveau Parlement sera amené à jouer un plus grand rôle, mais pour cela, il a besoin d’être assez crédible et ne souffrir d’aucun déficit de légitimité pour sa représentativité. Une des conditions sine qua none pour cela, c’est la séparation de l’argent de la politique.
Moi, je ne me sens redevable qu’envers le peuple qui m’a élu en toute liberté et transparence. L’armée a soutenu et accompagné le processus électoral, mais n’a jamais déterminé qui allait être le président.
Le Hirak veut aussi «un État civil, non militaire». Quel est, selon vous, le véritable rôle de l’armée algérienne, et vous sentez-vous redevable envers elle?
Ce slogan date du 19 juin 1965! (arrivée au pouvoir du président Boumédiène). L’armée accomplit ses missions constitutionnelles, elle ne s’occupe ni de politique, ni d’investissement, ni d’économie. Elle est là pour sauvegarder l’unité nationale, protéger la Constitution et les Algériens contre toute infiltration terroriste et toute tentative de déstabilisation du pays. Vous ne trouverez aucune trace de son immixtion dans la vie du citoyen si ce n’est lors du service national.
Moi, je ne me sens redevable qu’envers le peuple qui m’a élu en toute liberté et transparence. L’armée a soutenu et accompagné le processus électoral, mais n’a jamais déterminé qui allait être le président. Si je me suis engagé dans la présidentielle, c’est parce que j’avais un arrière-goût de travail inachevé. Vous savez dans quelles circonstances j’ai quitté la primature (il a été démis de ses fonctions moins de trois mois après sa nomination comme premier ministre pour être parti en guerre contre les forces de l’argent, NDLR). Mon pays étant en difficulté, j’ai pensé pouvoir apporter un plus même si je savais que c’était un sacrifice pour ma famille et moi-même. C’est un devoir.
La «mafia politico-financière», dont de nombreuses figures sont aujourd’hui en prison, est-elle pour autant neutralisée?
La corruption et l’accumulation d’argent sale ne s’effacent pas avec du correcteur. La tête de la mafia a été coupée mais pas le corps. De l’argent sale circule encore. Chaque jour de nouveaux responsables, des pseudos hommes d’affaires se retrouvent devant la justice. Les fondements de l’État algérien doivent être sains. Ce qui nous attend est bien plus grand que les travaux de Sisyphe. Nous sommes en train de reconstruire, mais ça va prendre du temps. Aucun État moderne ne s’est bâti en une génération. La Ve République en France a commencé en 1958 du siècle passé! Commençons par tracer les contours de notre nouvel État sur le plan constitutionnel, puis institutionnel, puis économique.
Nos maux viennent de l’importation débridée, génératrice de surfacturation, une des sources de la corruption favorisée par de nombreux pays européens où se faisait la bancarisation, la surfacturation, les investissements de l’argent transféré illicitement.
Parlons du défi économique: il y a urgence à sortir l’Algérie de la dépendance aux hydrocarbures…
Les hydrocarbures sont une richesse divine épuisable, mais ils doivent générer des richesses plus durables. L’Algérie regorge d’autres ressources dont la principale est sa jeunesse instruite. Ma génération est restée dans son carcan mais les jeunes sont en contact avec le monde entier. Des jeunes formés sur les bancs de l’école algérienne sont sollicités pour leur dynamisme et leur savoir-faire, partout dans le monde, aux États-Unis, en Europe… C’est dans cet esprit universaliste et par une compétition saine et moderne que nous allons construire un nouvel édifice économique basé sur la valorisation de la production nationale, l’économie de la connaissance et la transition énergétique.
Dans cet édifice, les start-up, TPE et PME seront une pierre angulaire. Nous allons aussi réfléchir à mieux valoriser nos produits agricoles sans se retrouver dans des cycles irrationnels de surproduction et de pénuries. L’Algérie est vue par ses partenaires comme un grand marché de consommation. Nos maux viennent de l’importation débridée, génératrice de surfacturation, une des sources de la corruption favorisée par de nombreux pays européens où se faisait la bancarisation, la surfacturation, les investissements de l’argent transféré illicitement. Cela a tué la production nationale. Nous allons par exemple arrêter l’importation de kits automobiles. L’usine Renault qui est ici n’a rien à voir avec celle qui est installée au Maroc. Comment créer des emplois alors qu’il n’y a aucune intégration, aucune sous-traitance?
L’article 51 prive l’Algérie de nombreuses compétences en empêchant les binationaux d’accéder aux hautes fonctions de l’État. Allez-vous le supprimer?
Cet article va être changé. L’immigration d’origine algérienne à l’étranger a toute sa place ici, et nous œuvrons pour qu’il n’y ait plus de séparation entre les citoyens émigrés et ceux qui sont restés au pays. Ils ont les mêmes droits et possibilités. Qu’ils soient momentanément ou définitivement à l’étranger, leur pays d’origine demeure l’Algérie, et ils y sont les bienvenus. Certains postes, ultrasensibles, qui touchent à la sécurité nationale, ne peuvent pas être ouverts à n’importe qui. C’est une pratique mondiale, ils se comptent sur les doigts d’une main. Mais on peut être binational et recteur d’université, directeur d’une société nationale, et travailler dans toute structure où il n’y a pas de secrets d’État…
Le président Macron a confié qu’il devait engager un travail mémoriel avec l’Algérie comparable à celui que Jacques Chirac avait effectué vis-à-vis de la Shoah. Comment avez-vous perçu ces propos?
J’ai eu quelques contacts avec le président Macron, et je sais qu’il est honnête intellectuellement, qu’il n’a aucun lien avec la colonisation. Il essaye de régler ce problème qui empoisonne les relations entre nos deux pays ; parfois il est incompris, et parfois il fait l’objet d’attaques virulentes de la part de lobbies très puissants. Il y a un lobby revanchard, qui rêve du paradis perdu, parle trahison de De Gaulle et je ne sais quoi encore… Notre indépendance a presque 60 ans. Il est quand même bizarre que l’Algérie revienne encore dans presque toutes les actualités politiques françaises! Et quand on en arrive à écrire une loi qui glorifie la colonisation, on est loin de ce que nous attendons…
Ce fut l’occasion manquée sous Jacques Chirac. Le président français d’aujourd’hui est né après l’indépendance de l’Algérie. N’est-ce pas une chance à saisir?
Nous sommes pour des relations sereines avec la France, fondées sur un respect mutuel. À un certain moment, il faut regarder la vérité en face. Un premier pas est de reconnaître ce qui a été fait, le deuxième pas est de le condamner. Il faut du courage en politique. Mais il y a un autre lobby (le Maroc NDLR), dont toute la politique repose sur l’endiguement de l’Algérie, et qui est présent en France. C’est un lobby, aux accointances économiques et sociales, qui a peur de l’Algérie. Même quand l’Algérie intervient pour proposer des règlements pacifiques à des crises, ce lobby tente de s’immiscer sous prétexte qu’il est également concerné.
L’Algérie n’a-t-elle pas, de son côté, des efforts à faire pour ne pas exploiter politiquement une rancœur vis-à-vis de la France?
De notre côté, il n’y a pas de rancœur. Il y a des réactions aux actions de haine, de xénophobie et d’islamophobie qui se manifestent de l’autre côté. C’est ce que j’ai expliqué au président Macron. Les Algériens ne veulent pas que l’on s’occupe de leurs affaires. Comment peut-on suggérer une période transitoire à l’Algérie ou s’immiscer dans le choix de son peuple? Il revient aux Algériens seuls de régler cette affaire. Et il appartient aux autres d’admettre que nous sommes viscéralement jaloux de notre souveraineté chèrement reconquise. Et quand je vois des jeunes, sous l’œil passif, sinon complice, de la police française, malmener des personnes âgées qui viennent dans leur consulat voter à la dernière présidentielle algérienne… Est-ce que l’on est dans un pays réellement démocratique? Beaucoup d’Algériens en France voulaient aller voter, mais ils ont eu peur. Pour nous, l’affaire n’est pas enterrée. L’enquête continue.
Sur le dossier malien, la France cherche le soutien de l’Algérie…
Le président Macron, oui. Ses prédécesseurs, non. Si on nous avait laissé faire, il y a longtemps que le problème malien aurait été réglé. L’Algérie n’a cessé de présenter des solutions aux Maliens depuis 1962. Ce sont des frères. Leurs problèmes sont nos problèmes. L’accord d’Alger était presque parfait. C’était la seule voie possible pour que le sud du Mali intègre le nord dans ses structures et institutions. Mais la France officielle a voulu régler le problème militairement. Nous nous sommes retirés et voyez ce qui se passe sur le terrain. Les solutions militaires n’ont jamais réglé les problèmes, bien au contraire, dans notre cas, ils compliquent les situations et servent d’appel d’air aux terroristes. Maintenant, il faut revenir à l’accord d’Alger. Quant au G5 Sahel, il n’a pas les capacités militaires pour lutter efficacement contre le terrorisme.
Pensez-vous que la France a commis une erreur en écartant Kadhafi?
Dès 2011, nous avons dit que ce n’est pas ainsi que l’on règle les problèmes. Si Kadhafi pose problème, c’est à ses citoyens de décider de son sort. Aujourd’hui il faut pousser les Libyens à dialoguer et à reconstruire leur État. Si nous sommes habilités par le Conseil de sécurité de l’ONU, nous sommes capables de ramener la paix rapidement en Libye, car l’Algérie est un médiateur sincère et crédible, accepté par toutes les tribus libyennes. Il ne faut pas faire des guerres par procuration, il faut s’engager à ne pas vendre des armes et cesser de faire venir des mercenaires… Nous, nous fournissons aux Libyens de la nourriture et des médicaments et non des armes pour s’entretuer. Si la désintégration de la Libye se poursuit, d’ici à un an, un an et demi, l’Europe et la Méditerranée auront une nouvelle Somalie à leurs frontières avec des conséquences certaines sur leur stabilité et leur sécurité. La chance actuelle de la Libye est que ses grandes tribus n’ont pas pris les armes. Elles sont toutes prêtes à venir en Algérie pour forger ensemble un avenir commun. Nous sommes les seuls à proposer des solutions saines et désintéressées. On ne nous laisse pas faire. Pourtant, l’Algérie n’a aucune visée hégémonique, ou visée sur les richesses de ce pays frère qui nous a ouvert ses portes pendant notre guerre de libération.
Source LE FIGARO (France)